Peñas de Haya

Cela fait des mois que j'ai envie de retourner aux Trois Couronnes : c'est le plus beau belvédère de la côte basque et, ce qui ne gâte rien, son ascension donne des sensations de haute montagne.

J'espérais un beau temps bleu et clair comme le mois de septembre nous en offre souvent. La vision de la bruine à mon lever m'a déçue. J'ai commencé à préparer sans trop y croire ma salade pour le pique nique de midi, et j'ai laissé dormir Jean-Louis et les enfants. A neuf heures, par acquis de conscience, j'ai appelé Richard, qui était déjà fin prêt et sur le point d'aller chercher les Américains ! Branle bas de combat ! J'ai secoué tout le monde, et, avec un peu de retard, nous avons rejoint tout le monde qui nous attendait au point de départ.

Heureusement que nous sommes guidés, parce que je ne m'oriente jamais dans l'imbroglio des routes d'Irun, et aucun panneau n'indique la direction des Trois Couronnes, que nous ne pouvons voir, enveloppées comme elles le sont dans les nuages. En plus, comme à Anglet, les ronds-points fleurissent partout, et plusieurs fois j'ai dû deviner la direction prise par les autres voitures, occultée par le giratoire. Enfin, après avoir emprunté une route en réfection qui longe un ruisseau, et monté une côte très raide, nous garons nos voitures dans un dégagement qui est déjà bien encombré par celles d'autres promeneurs plus matinaux, et nous nous engageons sur un chemin forestier.

Il fait très froid et nous sommes couverts comme en hiver pour cette dernière balade estivale : pull et anorak. J'ai déjà fait l'ascension des Trois Couronnes par un autre versant, très pentu dès le départ, dont je me souviens nettement en raison de la difficulté à le gravir. J'apprécie donc tout particulièrement le choix de ce circuit à la montée bien plus progressive. La marche nous échauffe rapidement, et nous pouvons profiter pleinement du paysage magnifique : une forêt de hêtres et de chênes, sur lesquels pousse parfois, curiosité amusante, un houx dressé sur une branche élevée de son hôte, comme du gui géant. Nous nous remémorons cette époque lointaine où l'Europe, encore innommée, était recouverte de forêts de chênes qui se sont enracinées dans notre imaginaire. Les contes de notre enfance étaient emplis de bois mystérieux et profonds habités d'êtres hybrides et magiques, et les religions d'antan regorgeaient de pratiques propres à amadouer les éléments sauvages et inhospitaliers de cette nature omniprésente. Des ruisselets sonores s'écoulent en cascades, chevelure d'argent de la montagne, qu'il nous faut franchir à gué en prenant garde de ne pas glisser sur la mousse ou la boue. Le chemin redescend. Je m'inquiète un peu car il faudra bien remonter à un moment donné pour atteindre le sommet ! Max est aux anges : avec cette alternance de pluie et de soleil, les champignons les plus variés montrent leur tête et il a découvert des bolets. Il se met à marcher, l'œil aux aguets, arpentant les flans herbeux de part et d'autre du sentier. Il faut s'y connaître, car tous ne sont pas comestibles. Il choisit ceux qui ont le pied et le dessous du chapeau bien blanc ; leur capote brune luisante et apparemment gluante comme de la bave d'escargot se confond avec les feuilles mortes qui annoncent déjà l'automne tout proche. Cédric et Nora, insensibles à la beauté de la promenade, sont à la traîne, rétifs. Les cadets, Jonathan, Anna et Sammy, grommellent mais avancent. Les enfants des nouvelles recrues sont plus enthousiastes, mise à part une petite fille dont le mal de dos causé par une chute en sport se réveille avec l'effort inhabituel de cette longue (?) marche. Par deux fois, je prends des nouvelles des retardataires en interrogeant des promeneurs espagnols qui nous dépassent, tandis que nous attendons en devisant : "Deux jeunes ? oui, nous les avons vus : ils étaient assis et s'occupaient avec des piles (du discman de Cédric)". Quelle patience !

Incertains du chemin, nous décidons de nous arrêter pour manger le pique nique afin de reconstituer le moral défaillant des troupes. Je crois que les "Américains", malgré leur bonne volonté, ont mal évalué ce qu'était une marche en montagne. Pourtant, je n'ai pas eu l'impression de monter, au contraire, nous sommes anormalement descendus et la marche était particulièrement aisée sur un chemin bien tracé et balisé. Le panorama s'étend au loin depuis notre lieu de repos. Nous voyons Saint Sébastien et son île, Pasajes, Irun, Fontarrabie, Hendaye et la baie morcelée de Txingudi, ainsi que divers pics sur le versant espagnol dont les sommets les plus hauts sont encore dans les nuages. Il pluviote un peu, mais sans que les gouttes mouillent trop les victuailles étalées dans l'herbe et sur les rochers. Nous voyons un pinceau lumineux qui éclaire la côte et s'avance vers nous : le beau temps ne va pas tarder à revenir, ce n'était qu'un passage un peu humide, mais sans conséquence. Enfin, sans conséquences, si l'on veut, parce que, aussitôt mangé, chacun s'est brusquement trouvé un rendez-vous urgent à ne pas manquer. Dans un superbe mouvement d'ensemble, et avec un enthousiasme communicatif, seize de nos compagnons sur la vingtaine que nous étions retournent sur leurs pas ! (y compris évidemment notre progéniture rétive, qui a préféré la perspective d'attendre les parents deux heures dans la voiture, plutôt que de terminer l'ascension !). Nous nous sommes retrouvés, Richard, Max, Jean-Louis et moi, un peu ébahis, je dirais même abasourdis, abandonnés par la foule dont nous entendons de loin en loin les éclats de voix et de rire qui s'estompent progressivement : nous pouvons ainsi mesurer la vitesse, bien supérieure à celle de l'aller, à laquelle ils retournent vers le monde mécanisé et motorisé où l'usage des membres n'est plus de mise...

Après avoir interrogé des promeneurs sur la direction à prendre, nous rebroussons également chemin sur quelques centaines de mètres. Ce faisant, le ciel se dégage soudainement, découvrant les trois pointes rocheuses élancées des Trois Couronnes que nous avions dépassées. Marchant à vue désormais, nous attaquons la pente directement, sans plus chercher le secours d'un sentier, avançant en zigzag dans les herbes hautes, recourbées en mottes souples vers l'aval, à peine humidifiées par l'ondée. Nous apercevons au loin quelques troupeaux de moutons et, dans les haltes où nous reprenons notre souffle, nous nous retournons pour admirer la superbe vue qui s'étend de plus en plus loin, au fur et à mesure que le plafond nuageux, bousculé par une brise marine, s'élève dans le ciel. Au large de la baie de Txingudi, d'innombrables voiles blanches égaient le bleu de la mer. Quel dommage que les autres n'aient pas suivi ! Plus nous montons et plus c'est beau ! Parvenus à un plateau recouvert d'arbres plus ramassés sur eux-même en raison de l'altitude peut-être et de leur exposition aux intempéries, nous retrouvons un sentier que nous suivons en direction du pic très proche maintenant. Le problème est : par où passer ? Je me dis que, tant qu'il y a des crottes de moutons par terre, c'est que le chemin est praticable. Nous passons par la droite et aboutissons à un cul de sac. La falaise s'élève, toute droite vers le sommet. Aucun passage en vue. Nous rebroussons chemin, contournons l'obstacle par la gauche, escaladons une grosse roche, suivons le sentier qui continue derrière : de nouveau une impasse. Nous redescendons légèrement, suivons un troisième sentier qui nous amène au pied d'une montée plus praticable. Finalement, ce n'est pas si mal que nous soyons sans enfants ni touristes. Ces crêtes ne sont pas à la portée de tout le monde, et nous préférons batailler seuls, plutôt que de prendre en charge la sécurité de toute cette troupe. L'accès au sommet n'est pas des plus aisés : il faut s'aider des mains, s'agripper à la roche et aux herbes, emprunter un passage creusé par l'eau qui a imbibé la terre noire pour la transformer en une substance peu engageante. J'ai l'impression d'être dans une veine de charbon, mains et chaussures maculées, cela me dégoûte un peu. Mis à part çà, la roche ne glisse pas, ne s'effrite pas, elle offre des prises franches et nous grimpons sans peine. Du sommet, la vue est superbe. Nous nous étendons un moment dans l'herbe, jouissant du temps présent. Les nuages au-dessus de nos têtes font un plafond qui se gonfle en un bourrelet noir rectiligne au-dessus de nos maisons. Toute la côte est visible, de Saint Sébastien à Capbreton. Richard et Max se désignent mutuellement, comme d'habitude, tous les pics qu'ils reconnaissent et dont nous avons fait, pour la plupart, l'ascension. C'est toujours amusant de les entendre se reprendre, ils ne se pardonnent aucune erreur, et pourtant, pour la néophyte que je suis, il n'y a rien de plus difficile que cet exercice : chaque montagne change de silhouette suivant l'endroit d'où elle est vue. Il faut donc avoir déjà une bonne connaissance de la géographie pour savoir quelles sont celles qui ont le plus de chance d'être aperçues depuis le sommet où nous les observons, et ensuite, savoir les hauteurs respectives et les perspectives pour deviner celles qui se cachent derrière d'autres, plus proches de nous. Et enfin, il faut bien penser qu'en tournant autour et en les voyant d'un autre angle, leur forme a pu changer.

Nous ne nous attardons pas trop : il ne fait pas très chaud et les enfants attendent. Nous partons à l'assaut du deuxième pic, où Richard et Jean-Louis demandent à Max de les assurer avec la corde qu'il a emmenée par précaution. La montée est très facile, en comparaison avec les séances d'escalade que nous ont offertes Max et John sur le Mondarrain, mais ils ont besoin de se sentir tenus et craignent une glissade malencontreuse. Le passage délicat est d'ailleurs équipé d'un anneau destiné à cet usage. Un peu plus haut, même précaution. Max est d'une patience d'ange et encourage gentiment tout en conseillant les meilleures prises tandis qu'il maintient une tension à la corde qu'il fait coulisser dans l'anneau et autour de son torse : toute une technique ! Ensuite, bien qu'il faille toujours mettre les mains, la montée ne pose plus de problème, mis à part à Jean-Louis, encombré par son bâton sans lanière. Photo souvenir, et nous passons au troisième pic, simple formalité avant la longue descente. Max s'attarde un peu, cherchant encore quelques bolets supplémentaires pour son dîner. Deux jours après, il me donnera le seul et unique champignon que j'ai trouvé, et qu'il s'est bien gardé de consommer, me le réservant dans son réfrigérateur. Je l'ai soigneusement préparé à la poêle, avec ail, persil, sel et poivre, et l'ai mélangé aux œufs battus en omelette : qu'est-ce qu'elle était parfumée !